Une cituation est une citation contenant le mot situation !
Chaque cituation dans cette rubrique est une occasion de discuter du concept de situation, de l’utilisation qui est faite de ce terme… et de prendre conscience de la place centrale de ce concept dans la cognition !

Cituation du mois de juillet 2020 (Cituation #48) :

« Henri IV. Le mec a réfléchi. Il s’est converti au catholicisme pour pacifier le pays et Paris lui a ouvert ses portes en libérateur. Comment il a réfléchi ? C’est ça qui est intéressant… D’abord une situation : la guerre civile. Ensuite une conviction : il faudra se convertir. Ensuite une stratégie : la conversion ne doit pas être un aveu de faiblesse. Donc il faut avant tout gagner des batailles sur le terrain. C’est d’abord la situation qui l’a fait décider quel genre de roi il pouvait être. »

Philippe Rickwaert, alias le Baron Noir, dans la série Le Baron Noir, Saison 2, Episode 4.

Quand la situation fait décider, c’est ce qu’on appelle couramment le pragmatisme. Mais pour être plus précis, le pragmatisme en philosophie c’est attacher plus d’importance aux résultats et à l’efficacité des actions qu’aux valeurs ou aux principes. Henri IV : un homme politique pragmatique… Mais Philippe Rickwaert, lui, a des valeurs qu’il place au dessus de tout : on est encore un cran au-dessus. Pour lui, la fin justifie les moyens

Cituation du mois de juin 2020 (Cituation #47) :

« Ce qui est détruit, c’est la possibilité de l’apprentissage, en prise permanente avec le réel, au milieu de pairs ; dès lors, c’est la fin de l’expertise. On nous dit que les voitures autonomes seront toujours secondées par un conducteur humain, que les médecins pourront remettre en cause les décisions de l’algorithme ; c’est faux, car privés des conditions de la conduite, nous ne posséderons plus les réflexes nécessaires. Il en est de même pour les autres professions. Nous perdrons peu à peu notre assurance à analyser une situation et à y répondre, et nous nous reposerons de plus en plus sur la machine (de même qu’avec l’irruption du GPS nous ne savons plus nous orienter ni lire une carte). »

Marie David, Cédric Sauviat, Intelligence artificielle, la nouvelle barbarie, p. 227, Editions du Rocher, Monaco, 2019.

La technologie, et plus particulièrement l’intelligence artificielle, qui est une sorte d’aboutissement technologique, remplacent et donc détruisent des compétences qui étaient jusqu’à présent apprises et maitrisées par les hommes. L’acquisition de compétences, « vues comme des modules séparés que l’on pourrait entasser comme des briques de Lego » (ibidem, p. 226) est un leurre si elle ignore l’importance de l’expérience.

«  L’automatisation est souvent présentée comme un facteur de libération : elle permet de gagner du temps, d’éviter les tâches fastidieuses. Or, une tâche n’est pas fastidieuse en soi. C’est par la répétition de certains gestes, par le renouvellement de difficultés spécifiques, que s’acquiert la compétence technique et professionnelle. Compétence humaine et répétition sont sinon synonymes, du moins intimement liées. Lorsqu’un employeur recherche une personne formée et expérimentée, il compte non seulement sur l’instruction théorique qu’elle aura reçue, mais aussi, et surtout, sur son expérience, acquise une fois qu’elle aura été confrontée à de nombreuses situations. La répétition engendre la compétence, l’aptitude à débrouiller un nœud de problèmes au premier abord inextricable, ou la capacité à exécuter un geste parfait. Dira-t-on que le métier de Roger Federer est fastidieux ? Pourtant, quoi de plus répétitif que le sien, qui consiste à taper dans une balle des milliers de fois par jour ? La tâche ne devient fastidieuse que si elle procure de l’ennui à qui est chargé de l’exécuter. »

Marie David, Cédric Sauviat, Intelligence artificielle, la nouvelle barbarie, p. 216, Editions du Rocher, Monaco, 2019.

L’intelligence artificielle s’appuie sur le mythe de la complémentarité exprimé au départ par John von Neumann (ibidem, p. 221) : « Le mieux que l’on puisse faire, est de séparer à l’intérieur de chaque processus, ce qui peut être mieux fait par les machines, et ce qui peut être mieux fait par les hommes  ». Mais :

«  (…/…) la proposition de Neumann ne peut tenir, car il n’y a pas de stabilité dans le domaine réservé à la machine, et celui réservé à l’homme : les capacités des ordinateurs évoluant constamment, c’est ce découpage qu’il propose qui se retrouve en permanence caduc, et c’est à l’homme de s’adapter, en l’occurrence de se spécialiser dans de nouvelles tâches, celles que l’ordinateur ne peut encore réaliser. »

Marie David, Cédric Sauviat, Intelligence artificielle, la nouvelle barbarie, p. 222, Editions du Rocher, Monaco, 2019.

Et à la fin de ce processus, il ne reste que des miettes… 

D’un point de vue social et économique et sans même prendre en compte la dimension écologique, si l’on poursuit dans cette voie et qu’on l’on ne change pas notre modèle de société, on court à la catastrophe

Cituation du mois de mai 2020 (Cituation #46) :

« L’ensemble des processus homéostatiques gouverne à tout instant chaque cellule de notre corps. Ce pouvoir s’exerce selon un dispositif simple : premièrement, quelque chose change dans l’environnement d’un organisme individuel, de façon interne ou externe. Deuxièmement, ce changement a le potentiel d’altérer le cours de la vie de l’organisme. (Il peut constituer une menace pour son intégrité ou bien une occasion de mieux-être.) Troisièmement, l’organisme détecte le changement et agit en fonction de lui d’une façon conçue pour créer la situation la plus bénéfique à sa préservation et à son fonctionnement efficient. Toutes les réactions se produisent selon ce dispositif et représentent ainsi des moyens d’apprécier les circonstances internes et externes dans lesquelles se trouve un organisme et d’agir conformément à elles. Elles détectent les troubles et les occasions favorables afin de résoudre, par l’action, le problème consistant à se débarrasser du trouble ou à tirer parti de l’occasion favorable.  »

Antonio R. Damasio, Spinoza avait raison, Joie et tristesse, le cerveau des émotions, p. 46, Editions Odile Jacob poches, Paris, 2005.

Voilà une belle description générale de l’homéostasie, ce processus naturel de régulation qui nous permet de rester à l’équilibre et de survivre. Ce processus vital que Damasio lie au conatus de Spinoza, pousse les organismes à s’efforcer de se préserver, quoi qu’il se passe.

Le lecteur connaissant notre position se réjouira peut-être de trouver une utilisation du terme situation dans la citation du mois sans aucune dimension projet : « situation la plus bénéfique ». Mais il y en a pourtant bien une dans ce contexte : le projet est simplement de survivre…

« Même lorsque la réaction émotionnelle apparaît sans connaissance consciente du stimulus émotionnellement compétent, l’émotion n’en est pas moins le résultat de l’appréciation de la situation par l’organisme. Peu importe que l’appréciation ne soit pas clairement connue par le soi. La notion d’appréciation a été prise trop littéralement au sens d’évaluation consciente, comme si le fantastique travail consistant à juger une situation et à y répondre automatiquement n’était qu’une réalisation biologique mineure.. »

Antonio R. Damasio, Spinoza avait raison, Joie et tristesse, le cerveau des émotions, p. 62, Editions Odile Jacob poches, Paris, 2005.

L’appréciation d’une situation n’est pas un processus purement rationnel… Comme évoqué le mois dernier, l’émotion suffit souvent pour déclencher les « bonnes » réactions pour notre organisme. L’étape suivante, l’apparition d’un sentiment (la joie et la tristesse sont les sentiments les plus emblématiques) est un degré de « sophistication » supplémentaire vers un comportement encore plus adapté ou intelligent :

« Le premier procédé, c’est-à-dire l’émotion, permet aux organismes de répondre de façon efficiente, mais pas de façon créative, aux circonstances favorisant la vie ou la mettant en danger – aux circonstances « bonnes pour la vie » ou « mauvaises pour la vie », aux conséquences « bonnes pour la vie » ou « mauvaises pour la vie ». Le second procédé, c’est-à-dire le sentiment, a introduit une alerte mentale pour les circonstances bonnes ou mauvaises et a prolongé l’impact des émotions en affectant pendant un certain temps l’attention et la mémoire. Parfois, en se combinant utilement avec les souvenirs passés, l’imagination et le raisonnement, les sentiments donnent lieu à l’émergence d’une prévision et à la possibilité de créer des réponses qui sont nouvelles et non stéréotypées. »

Antonio R. Damasio, Spinoza avait raison, Joie et tristesse, le cerveau des émotions, p. 88, Editions Odile Jacob poches, Paris, 2005.

Cituation du mois d’avril 2020 (Cituation #45) :

« Sous l’influence des émotions sociales (de la sympathie et de la honte à l’orgueil et à l’indignation) et de celles qui sont induites par une punition et une récompense (variantes de la tristesse et de la joie), nous catégorisons progressivement les situations que nous vivons – la structure des scénarios, leurs composantes, leur signification en termes de récit personnel. Surtout, nous connectons les catégories conceptuelles que nous formons – mentalement et au niveau neural associé – avec l’appareil cérébral qui sert à déclencher les émotions. Par exemple, différentes options d’action et différents résultats futurs deviennent associés à différentes émotions / sentiments. En vertu de ces associations, lorsqu’une situation correspondant au profil d’une certaine catégorie est revisitée dans notre expérience, nous déployons rapidement et automatiquement les émotions qui conviennent.  »

Antonio R. Damasio, Spinoza avait raison, Joie et tristesse, le cerveau des émotions, p. 155, Editions Odile Jacob poches, Paris, 2005.

Les passionnants travaux d’Antonio Damasio montrent comment notre intelligence s’appuie sur les émotions et les sentiments. Et la cohabitation dans notre cerveau entre émotion et raison se passe bien :

« Le signal émotionnel n’est pas un substitut du raisonnement proprement dit. Il joue un rôle auxiliaire et accroît l’efficacité du processus de raisonnement et l’accélère. Parfois, il peut même rendre le raisonnement presque superflu, comme lorsque nous rejetons immédiatement une option qui causerait un désastre ou, au contraire, lorsque nous nous précipitons sur une occasion favorable sur la base d’une forte probabilité de succès. »

Antonio R. Damasio, Spinoza avait raison, Joie et tristesse, le cerveau des émotions, p. 157, Editions Odile Jacob poches, Paris, 2005.

Nous ne connaissons qu’un seul type de véritable intelligence : la nôtre, l’intelligence humaine (mais aussi animale). Et cette intelligence, qui nous permet de survivre (grâce à des processus homéostatiques chers à Antonio Damasio et sur lequels nous reviendrons le mois prochain), a besoin de l’émotion et du sentiment :

« L’élimination de l’émotion et du sentiment de ce qui fait l’humain entraîne un appauvrissement de l’organisation subséquente de l’expérience. Si les émotions et les sentiments sociaux ne se développent pas convenablement et si la relation entre les situations sociales et la joie et la tristesse est rompue, l’individu ne peut catégoriser l’expérience des événements dans sa mémoire autobiographique selon un indice qui confère une valeur « bonne » ou « mauvaise » à ces expériences. Cela empêche toute construction ultérieure des notions de bien et de mal, à savoir l’édification culturelle raisonnée de ce qu’il faut considérer comme bien et comme mal, vu les effets bons ou mauvais produits. »

Antonio R. Damasio, Spinoza avait raison, Joie et tristesse, le cerveau des émotions, p. 168, Editions Odile Jacob poches, Paris, 2005.

Mais au fait, pourquoi Spinoza ?

« Pour faire court, je pourrais dire qu’il (Spinoza) est parfaitement pertinent pour toute discussion sur l’émotion et le sentiment humain. Il voyait dans les besoins, les motivations, les émotions et les sentiments – tout l’ensemble de ce qu’il appelait affectus (affects) – un aspect central de l’humanité. La joie et la tristesse représentaient deux concepts cardinaux dans sa tentative pour comprendre l’être humain et suggérer comment mieux vivre. »

Antonio R. Damasio, Spinoza avait raison, Joie et tristesse, le cerveau des émotions, p. 15, Editions Odile Jacob poches, Paris, 2005.

Cituation du mois de mars 2020 (Cituation #44) :

« Pourquoi un être serait-il courageux ? Qu’est-ce qui le décide à sauter ce pas si ce n’est quelque chose d’indescriptible, un je-ne-sais-quoi qui peut avoir la saveur de l’éternité ou de la sagesse ? Entre deux situations et deux hommes, rien ne les distinguera si ce n’est, soudainement, ce passage à l’acte de l’un d’entre eux, qui aura fait preuve de courage et expérimenté les rives du presque-rien. »

Cynthia Fleury, La fin du courage, p. 108, Editions Fayard, Paris, 2010.

Même sans aller jusqu’à distinguer deux personnes dans une même situation, une même personne dans une situation donnée peut faire des choix différents (c’est l’essence même de la liberté !) : qu’est-ce qui fait que dans une situation donnée, je prendrai un chemin plutôt qu’un autre ? qu’est-ce qui fera de moi quelqu’un qui a fait preuve de courage ou non ?

« Entre l’homme ordinaire et le courageux, rien de moins différent dans l’apparence. Mais voilà, quelque chose d’imperceptible fait tout basculer : un presque-rien, dirait Jankélévitch, une manière d’être, une manière de vouloir les choses ou de ne pas avoir le courage de les vouloir. Une volonté d’accompagner la grâce, de créer l’état de grâce en soi. »

Cynthia Fleury, La fin du courage, p. 105, Editions Fayard, Paris, 2010.

Car ce je-ne-sais-quoi, ce presque-rien, dont parle Vladimir Jankélévitch, ce quelque chose d’autre, échappe à notre connaissance (nous sommes bien loin de l’informatique…)  «  Cette propriété pas-comme-les-autres, c’est, pour parler avec Bergson, l’imprévisible rien qui change tout » (Vladimir Jankélévitch, Le Je-ne-sais-quoi et le Presque-rien, Tome 1, La manière et l’occasion, p.104, Editions du Seuil, Paris, 1980.)

Invisible et mystérieux, impossible à cerner :

« Du je-ne-sais-quoi on prend conscience soit quand il manque, soit quand on le manque ; en sorte qu’il représente notre perpétuel, décourageant échec : tantôt son absence rend plus évidentes la pauvreté et l’incomplétude d’une totalité sans mystère, tantôt c’est sa présence qui défie notre entendement… »

Vladimir Jankélévitch, Le Je-ne-sais-quoi et le Presque-rien, Tome 1, La manière et l’occasion, p. 76, Editions du Seuil, Paris, 1980.

Et pourtant essentiel…

« Le presque-rien est ce qui manque lorsque, au moins en apparence il ne manque rien : c’est l’inexplicable, irritante, ironique insuffisance d’une totalité complète à laquelle on ne peut rien reprocher et qui nous laisse curieusement insatisfaits et perplexes. De quoi au juste ne sommes-nous pas satisfaits ? Pourquoi ne sommes-nous pas comblés ? Et d’où vient ce mécontentement immotivé tout semblable à celui de Mélisande heureuse-mais-triste ? Or c’est justement quand la totalité est sans défauts que l’inévidence d’une lacune toujours contestable, d’un manque toujours controversable, d’une absence toujours indémontrable pose le vrai problème métaphysique ! Quand rien ne manque, il manque quelque chose qui n’est rien ; il manque donc presque rien. Il ne manque, en effet, que l’essentiel ! »

Vladimir Jankélévitch, Le Je-ne-sais-quoi et le Presque-rien, Tome 1, La manière et l’occasion, p. 73, Editions du Seuil, Paris, 1980.

Cituation du mois de février 2020 (Cituation #43) :

« Bon ! Parlons d’autre chose ! Parlons de la situation, tenez ! Sans préciser laquelle ! Si vous le permettez, je vais faire brièvement l’historique de la situation, quelle qu’elle soit ! Il y a quelques mois, souvenez-vous, la situation, pour n’être pas pire que celle d’aujourd’hui, n’en était pas meilleure non plus ! Déjà, nous allions vers la catastrophe et nous le savions. Nous en étions conscients ! »

Raymond Devos, Parler pour ne rien dire, dans Matière à rire, L’intégrale, p. 273, Olivier Orban, 1991.

J’ai retrouvé le texte complet du sketch « Parlez pour ne rien dire » de Raymond Devos. A la suite de « Nous étions conscients ! », il enchaine sur la cituation #28 : « Il ne faudrait pas croire que les responsables d’hier étaient plus ignorants de la situation que ne le sont ceux d’aujourd’hui ! » …

Parler de la situation en général, « sans préciser laquelle… » est absurde. Donc drôle… On ne sait plus de quoi on parle. On fait des présupposés sur ce à quoi notre interlocuteur veut faire référence… On essaie tout de même de porter un jugement de valeur… mais sur du vent… Dans ces conditions comment connaitre ou méconnaitre (ignorer…) la situation ?

On ne peut parler de la situation qu’en rapport avec un objet. Il s’agit toujours de la situation de quelque chose ou de quelqu’un. Situation d’un pays, situation familiale, professionnelle d’une personne, même l’expression « situation internationale » fait référence à un contexte donné (qu’il soit économique, diplomatique, écologique ou social, il est sous-entendu).

Une situation n’est qu’une partie de l’état du monde, toujours liée à un contexte, un point de vue, un projet… C’est une des raisons pour laquelle cela n’a pas de sens de parler de la situation tout court !

« Oui, la catastrophe, nous le pensions, était pour demain ! C’est-à-dire qu’en fait elle devrait être pour aujourd’hui. Si mes calculs sont justes. Or, que voyons nous aujourd’hui ? Qu’elle est toujours pour demain ! »

Raymond Devos, Parler pour ne rien dire, Ibidem.

Cituation du mois de janvier 2020 (Cituation #42) :

« NEUROMYTHE 21 : « La chance sourit aux audacieux ». Ce n’est en général pas de la chance, mais ce sont des informations que nous percevons, que notre cerveau reçoit et utilise sans nous en faire prendre conscience le plus souvent. Il ne faut pas confondre intuition et chance. Notre perception de nombreux phénomènes et des émotions qu’ils suscitent en nous conduit notre cerveau à une synthèse de la situation et influence notre prise de décision de manière rapide et le plus souvent inconsciente. »

Hervé Chneiweiss, Notre cerveau, p. 139, L’iconoclaste, Paris, 2019.

Notre cerveau n’a pas fini de nous surprendre. Il est capable de traiter de multiples informations sans que nous en ayons conscience et cette partie « cachée » de notre fonctionnement cognitif, mystérieuse, échappe à notre cadre rationnel conscient. Et nous mettons des mots variés pour expliquer ce phénomène : intuition, chance, mentalisme, talent, don,…

Si l’on va plus loin, est-ce que ces mécanismes non conscients qui prennent part dans nos décisions ne remettraient pas en question la notion de liberté ? C’est justement ce que permettent les neurosciences, tout comme la recherche en psychologie révèle les biais cognitifs qui influent nos choix : creuser ce que sont exactement ces mécanismes pour ensuite agir en connaissance de cause... Pour Hervé Chneiweiss, les neurosciences « révèlent dans quelles conditions notre cerveau élabore puis corrige ses choix toujours fondés sur des prédictions et des anticipations du futur dans un contexte social prédominant. » 

« Le psychosociologue américain Daniel Wegner dit que le libre arbitre est une fiction nécessaire à la construction sociale. Je crois pour ma part qu’il ne s’agit ni d’une illusion ni d’une fiction, mais d’une capacité dynamique de notre cerveau à produire des scénarios variés mais plausibles de nos conduites à venir. Une capacité, dynamique également, à prédire les conduites des autres. La réalisation de nos scénarios dépend ensuite largement de la qualité de leur élaboration et des contraintes de l’environnement. Notre liberté, c’est d’agir sur la première dimension, celle de l’élaboration des scénarios. Nous pouvons sans cesse nous enrichir d’informations nouvelles, d’expériences nouvelles et fournir à notre cerveau matière à diversifier et à affiner ses prédictions futures. »

Hervé Chneiweiss, Notre cerveau, p. 235, L’iconoclaste, Paris, 2019.

Cituation du mois de décembre 2019 (Cituation #41) :

« Notre cerveau passe son temps à anticiper toutes les situations possibles. À partir des informations qu’il reçoit de nos sens ou de notre mémoire, il tente de prévoir ce qui va se passer dans les prochaines secondes ou minutes. Et il le fait de manière automatique et inconsciente. »

Hervé Chneiweiss, entretien dans Télérama n° 3638 du 02/10/2019, p. 4. 

Hervé Chneiweiss, directeur du laboratoire Neuroscience Paris Seine, a écrit un très beau livre (et très joliment illustré) qui fait un point de situation sur les dernières recherches en neurosciences et s’attaque à quelques idées reçues sur le cerveau (ce qu’il appelle les neuromythes).

Par exemple, notre cerveau cherche constamment à prévoir ce qui va se passer et à se préparer aux situations futures. Il le fait « en tâche de fond » comme disent les informaticiens, lorsque nous avons l’impression (mais ce n’est qu’une impression…) de ne penser à rien :

« Nous faisons tous l’expérience qu’il est impossible, quand nous sommes éveillés, de ne penser à rien. Lorsque aucune tâche ne requiert notre attention, nos pensées vagabondent entre images du passé qui surgissent sans que nous sachions pourquoi, et projections futures sans que celles-ci soient sollicitées par notre environnement immédiat. »

Hervé Chneiweiss, Notre cerveau, p. 65, L’iconoclaste, Paris, 2019.

Le cerveau fonctionne à ce moment là en « mode par défaut »…

« (…/…) le réseau mode par défaut serait impliqué dans l’exploration de notre monde intérieur pour nous préparer à toute éventualité. Ce rôle du mode par défaut dans la construction de projections est aujourd’hui privilégié par la communauté scientifique. En effet, notre cerveau passe son temps à, élaborer les scénarios les plus vraisemblables au cas où telle ou telle situation pourrait survenir. Notre cerveau imagine, simule, mouline de l’hypothèse en permanence, teste les vraisemblances en puisant dans notre mémoire, et le réseau mode par défaut serait en charge de cette activité incessante de préparation. »

Hervé Chneiweiss, Notre cerveau, p. 67, L’iconoclaste, Paris, 2019.

Ainsi donc, notre cerveau construirait et mettrait à jour en permanence et en avance des représentations des situations possibles… Cela nous permet d’être efficaces le moment venu, car nous n’avons pas toujours le temps de réfléchir dans l’immédiateté de l’instant…

Cituation du mois de novembre 2019 (Cituation #40) :

« Il est désormais nécessaire de rappeler le ruban de Moebius qui existe entre la démocratie et l’individuation. Sans la seconde, il n’y a pas d’État de droit mais simplement son simulacre et la tentation toujours plus affermie de mettre en place un système populiste ou plus autoritaire encore. Si plurivoque soit le terme de populisme tant il recouvre une variété de situations, il contient néanmoins quelques invariants : le populisme est une critique des élites, la revendication de détenir le vrai sens du peuple. Le populisme saurait lui ce qu’est le peuple, les vraies gens, les petites gens, l’homme commun, le lésé depuis toujours, l’individu dans son plus simple appareil. Le populisme croit en son discours infaillible sur le peuple. En ce sens, il contredit la vocation faillible de la démocratie, au sens d’État de droit. Dès lors, la critique des élites n’est que l’avant-poste de la critique des intellectuels, voire du logos lui-même, tant la culture ne peut être selon lui que dominante et l’adjudant du pouvoir. De fait, s’il est difficile à déconstruire, c’est aussi parce qu’il s’appuie sur des vraies craintes de tout bon démocrate, quant à la servitude et à l’injustice qu’il subit parfois.  »

Cynthia Fleury, Les irremplaçables, p. 205, Editions Gallimard, Collection Folio Essais, Paris, 2015.

Quand une variété de situations ont toutes en commun certaines caractéristiques, des invariants, on est en face d’une notion, d’un concept, d’une situation à laquelle on peut donner un nom : dans notre exemple, le populisme. Ce sont bien ses caractéristiques communes qui donnent le sens au concept, à la situation. Et chacun peut ensuite reconnaître les situations particulières concrètes dans lesquelles le concept général s’applique. A quoi cela sert-il ? La connaissance nous sert à faire les bons choix, collectifs ou individuels : l’analogie entre situations du passé, leur généralisation, doit nous permettre d’expliquer, de connaitre, soit pour les reproduire, soit pour les éviter, les mécanismes qui peuvent nous mener à des situations souhaitées ou des situations désastreuses.

Mais qu’est-ce donc que l’individuation, ce concept central dans Les irremplaçables ? Pour Cynthia Fleury, s’individuer, c’est devenir sujet : « L’individuation est le processus critique d’avènement d’un sujet non préexistant en soi. » (ibidem, p. 189). L’individuation se distingue de l’individualisme :

« L’individualisme contemporain est une individuation pervertie au sens où l’individu est persuadé que la recherche de son autonomisation peut se passer de la production qualitative de liens sociaux, ou plutôt qu’il est possible de l’instrumenter pour son seul profit. »

Cynthia Fleury, Les irremplaçables, p. 199, Editions Gallimard, Collection Folio Essais, Paris, 2015.

Et pour revenir à la cituation du mois sur l’Etat de droit et le populisme :

« Or, la démocratie pour préserver sa qualité a besoin de l’engagement qualitatif de l’individu. Elle est le fruit des singularités préservées. Un processus d’individuation mis à mal et c’est là un sûr test d’affaiblissement de l’État de droit dans la mesure où ce dernier est par essence le maintien des conditions de possibilité de l’individuation. Ainsi préserver l’individuation – et non l’individualisme -, c’est nécessairement préserver l’État de droit et lui offrir les moyens de lutter contre sa propre entropie. Car il est de fait que l’individualisme résulte également de la démocratie. Seulement, à la différence de l’individuation, il enclenche sa décadence et fait naître à l’intérieur de la démocratie des forces antidémocratiques, d’autant plus difficiles à déjouer qu’elles sont parées de la légitimité démocratique. Or, si toute démocratie est populiste, tout populisme n’est pas démocratique. Le populisme prospère sur les ruines de l’individuation, sauf qu’il ne s’agit nullement d’entreprendre la restauration de l’Etat de droit et des modes d’individuation.   »

Cynthia Fleury, Les irremplaçables, p. 206, Editions Gallimard, Collection Folio Essais, Paris, 2015.

Cituation du mois d’octobre 2019 (Cituation #39) :

« Le fait que l’homme ait « toujours » résisté à la montée des risques qu’il a provoqués est un mauvais argument. De nombreuses civilisations ont bel et bien disparu par le passé (les Mayas, Sumer, l’île de Pâques…) parce qu’elles n’ont pas su répondre aux défis écologiques qu’elles s’étaient posés à elles-mêmes. Nous ne parvenons pas à croire que nous puissions être dans la même situation, mettant notre foi dans la sciences et les États pour prévenir le pire. Mais la science est aléatoire et les États sont dirigés par des gouvernements attachés à réduire le mécontentement des peuples, ici et maintenant, davantage qu’à anticiper les crises futures. Sans une réflexion d’ordre anthropologique sur ce monde qui s’annonce, nous ne reparviendrons jamais à le gérer de manière collectivement responsable. »

Daniel Cohen, Homo economicus, prophète (égaré) des temps nouveaux, p. 170, Albin Michel, Le livre de poche, 2012.